Traduit de l’espagnol par René Solis
Samedi
Les chiens, mon problème
A 7 heures du matin, on entend les moteurs des tracteurs dans la campagne. Le ramassage des pommes a commencé. Les trois dernières récoltes ont été mauvaises. La sécheresse, le gel, les maladies. Mais cette année la récolte sera bonne. Aujourd’hui, nous allons réparer la pompe à eau. C’est la deuxième fois qu’elle casse en trois mois. Sans pompe, pas d’arrosage ; sans arrosage, les arbres meurent. Le puits mesure 23 mètres de profondeur.
Ce n’est pas un gros travail, mais c’est délicat et fastidieux. A 8 heures et demie, il fait 22 °C. Il fera 32 °C à 1 heure de l’après-midi. Il faut arranger ça avant midi.
Hier, j’étais en réunion jusqu’à 8 heures du soir avec le ministre de l’Intérieur. Les raisons ? Dans un établissement psychiatrique, des patients ont été attaqués par une meute de chiens. Pourquoi une meute ? Parce que les patients possèdent des chiens. Ce sont leurs animaux de compagnie, parfois leur seul lien affectif. L’administration les autorise à en avoir. Le problème, c’est que l’établissement est entouré d’un terrain de 340 hectares et que certains des chiens sont devenus sauvages. Il y a eu des plaintes relayées dans les journaux.
Mais quel rapport entre moi et les patients en psychiatrie, l’hôpital, les chiens, le ministère de l’Intérieur ? C’est que je suis vice-ministre de l’Education et de la Culture. La «commission de la propriété responsable des animaux» dépend de mon ministère. La ministre, ma supérieure hiérarchique, est en vacances. Et les chiens sont donc mon problème. Hier soir, nous avons essayé de trouver une solution qui ne lèse personne : ni les malades, ni les organisations protectrices des animaux, ni les chiens. Mission quasi impossible. La pompe à eau sera plus facile à réparer.
Dimanche
arrivé jusque-là
Matinée couverte. Nous avons besoin d’eau, de pluie. Après le petit-déjeuner, je sors avec le chien marcher dans la campagne. En mars, j’aurai 61 ans. Je suis content d’être arrivé jusque-là. Je dis au chien que mon plus grand désir est de retrouver une forme de simplicité, de me concentrer sur les petites choses qui m’environnent, les problèmes quotidiens de la maison de campagne, les plantes, les arbres. Je n’y arrive pas toujours mais j’essaye. Le chien me regarde et me dit : «Tu n’y arriveras jamais. Il n’y a pas de retour possible. La simplicité n’existe pas.» J’ai pris l’habitude de discuter avec le chien. Antonio
Machado a écrit : «Je discute avec l’homme qui toujours me tient compagnie.» Et moi, je me dis que je discute avec le chien qui toujours me tient compagnie. Pour midi, je ferai des spaghettis aux légumes.
Lundi
du néant vers le néant
Nuit de dimanche. Immense et longue nuit d’été. Chaleur immobile. Dans le ciel, les étoiles du sud disent que nous sommes toujours vivants. Un néant dans l’univers, mais un néant vivant. Demain sera un autre jour, il y aura des tracteurs dans les champs, des hommes et des femmes au travail. La vie continue. Les étoiles disent que cela vaut la peine d’être là, de respirer cet air. Que quoi qu’il arrive, tout a du sens dans une nuit pareille, même la mort, qui viendra sans aucun doute et qu’on ne peut que souhaiter attendre comme elle le mérite, sans se plaindre. Qu’elle soit telle une main gigantesque qui nous lance en l’air, du néant vers le néant.
mardi
de l’eau, de l’eau
Journée ordinaire de bureaucratie gouvernementale ; réunions, papiers à signer, coups de téléphone, quelqu’un qui appelle pour ne pas payer de droits d’auteur et qui attend tout de moi, et moi qui estime qu’il doit les payer mais je n’ai rien à voir dans cette histoire, je ne peux ni le forcer ni l’exonérer. Le médecin à 11 heures du matin. Je sais à présent que je n’ai pas un cancer du poumon. Pour un fumeur de longue date, cela se fête. Objectif 2010 : arrêter de fumer. Espérons. Enfin la nuit tombe sur la campagne déserte. La lune est au centre du ciel, comme un œil bienveillant. Nous attendons la pluie dont nous avons besoin. La terre, les arbres, les plantes, les chiens, les gens, nous avons tous besoin de la pluie. L’eau qui nous empêchera de nous dessécher. De l’eau, de l’eau, de l’eau s’il vous plaît.
Mercredi
l’observation du plus petit
Il est 2 heures du matin et il pleut. Il fait chaud mais l’air qui entre par la fenêtre a la fraîcheur de la terre mouillée. Je me lève pour écouter la pluie sur le toit. Les chiens dorment, chacun à sa place. Je bois de l’eau et je m’assieds dans la cuisine obscure.
Nous allons payer le prix de cette eau. Il faudra plusieurs jours avant que les tracteurs puissent ressortir. Depuis que je me connais, j’ai toujours voulu être écrivain et durant de nombreuses années j’ai fait tout mon possible pour ne pas l’être. Je pensais que si j’arrivais à devenir écrivain, tout trouverait sa place et que moi, je trouverais la paix.
Un jour, j’ai senti que j’en avais fait suffisamment pour me considérer comme écrivain et je me suis rendu compte que cela n’allait pas. Que la recherche n’était pas terminée, qu’il y avait une chose que je n’avais pas encore trouvée. Ecrire avait été un prétexte pour être, mais ce n’était pas suffisant. Alors a commencé l’aventure qui m’amène à me concentrer sur les petites choses, les petites taches, les outils et les objets de l’atelier où je travaille quand j’ai du temps. L’observation du plus petit, me dis-je, peut aussi conduire à l’abîme mais sans la prétention propre aux grands objectifs et aux velléités transcendantales. J’essaye de me rassurer en me disant que c’est comme cela que peut débuter la septième décade de la vie.
Jeudi
argument en ma faveur
Toujours la pluie. Nous finirons par regretter de l’avoir tant souhaitée. Dans trois heures, j’ai une réunion avec des avocats, puis un repas auquel doit prendre part le Président.
Quel rapport avec les petites choses, les petites observations non transcendantales ? Quel lien avec la vie simple que je crois avoir choisie ? Je sais qu’il n’y a pas de rapport entre ce à quoi j’aspire et mon travail. Je cherche un argument en ma faveur : je n’ai pas choisi ce travail, je l’ai accepté. Une nuit où j’étais seul à la campagne, on m’a appelé pour me le proposer et j’ai dit oui parce que c’était pour peu de temps.
Vendredi
sujets minimes
Hier soir la pluie a cessé. Peut-être cette étape où je me consacre à des affaires de gouvernement me servira pour revenir à mes objectifs mineurs avec un nouvel enthousiasme. Je pense avec plaisir au jour où je retrouverai mes bricolages dans l’atelier, les travaux dans les champs, les chiens, l’écriture sur des sujets minimes. Il faut chercher et se chercher, jusqu’à trouver le point de coïncidence avec ce que l’on désire être. Peut-être est-ce un objectif aussi illusoire que la recherche de la simplicité, également hors d’atteinte. Mais tant que dure l’illusion, la vie avance. Demain je mettrai en marche la pompe à 7 heures du matin, et l’eau coulera. Cela ressemble au bonheur.
Carlos Liscano
Figure de proue de la littérature uruguayenne, Carlos Liscano est né en 1949, à Montevideo.
Condamné par le régime militaire, il passe treize années en prison. Libéré en 1985, il s’exile en Suède, où il est traducteur, journaliste et prof d’espagnol. Il vit, depuis 1996, entre Barcelone et Montevideo.
Mathématicien de formation, Liscano a commencé à écrire en prison : romans, récits nouvelles, poésie, théâtre (ses pièces sont jouées en France). Ont été publiés récemment en France : Souvenirs de la guerre récente (Belfond, 2007 ; 10/18, 2009) et l’Ecrivain et l’autre (Belfond, 2010).
http://www.liberation.fr/chroniques/0101617734-ces-choses-qui-toujours-nous-tiennent-compagnie