Tirer profit de la fuite des cerveaux plutôt que la subir, tous les pays qui connaissent un exode massif de leurs diplômés en rêvent... A l’heure du virtuel, l’idée n’a rien d’extravagant. «On assiste, aujourd’hui, à une prolifération de réseaux de diasporas hautement qualifiés visant au développement de leurs pays d’origine. Ceux d’Asie représentent la moitié du total contre près d’un tiers pour l’Afrique et un peu moins d’un quart pour l’Amérique latine», explique Jean-Baptiste Meyer, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
L’Inde et ses «IndUs entrepreneurs», du nom de l’association qui a permis le boom informatique du pays grâce à l’apport des Indiens expatriés dans la Silicon Valley, et la Chine avec son million de professionnels à l’étranger, selon l’Overseas Chinese Professionals, ont ouvert la voie.
Le phénomène est jugé suffisamment porteur pour qu’un programme européen soit lancé, doté de 230 000 euros par an, coordonné par l’IRD avec le ministère colombien des affaires étrangères ainsi qu’une grande université publique uruguayenne.
Outre «un dénombrement général et détaillé des populations qualifiées» de Colombie, d’Uruguay et d’Argentine, il vise à valider des méthodes aptes à démultiplier ces réseaux en créant des «incubateurs de diasporas des savoirs».
Un tel essor, même relatif, n’aurait pas eu lieu sans Internet. Pour nombre de Roumains qualifiés qui ont quitté massivement leur pays au début des années 2000, la Toile a représenté un refuge communautaire.
Avant de devenir une plate-forme d’échanges et de projets, le site www.ad-astra.ro, fréquenté par plus d’un millier de scientifiques installés au Canada, aux Etats-Unis, en France et en Suède, leur a permis de participer à distance à la réforme de l’enseignement supérieur roumain, raconte la sociologue Mihaela Nedelcu, de l’université de Neuchâtel (Suisse), auteur d’un essai intitulé Le Migrant online (L’Harmattan, 2009).
Les retombées économiques sont souvent à la clé. Chercheur roumain à l’Ecole polytechnique de Lausanne, Ioan Balin dirige depuis 2006 Enviroscopy, une start-up qu’il a créée simultanément en Suisse et dans son pays. Ce qu’il n’aurait pu réaliser, dit-il, sans le réseau de ses «anciens collègues, amis et étudiants».
L’Institut Pasteur de Montevideo, en Uruguay, ouvert en 2007, doit beaucoup à l’activisme de la communauté latino-américaine de l’Institut Pasteur de Paris. «L’établissement français aurait préféré se développer en Corée ou en Chine. C’est notre action de lobbying qui l’a convaincu du choix de Montevideo», raconte Fernando Lema, chercheur en immunologie, ancien de Pasteur Paris.
Les regards de la communauté scientifique latino-américaine expatriée en Europe se tournent désormais vers l’Institut Max-Planck en Allemagne, qui ouvrira, début 2011, un institut partenaire à Buenos Aires. Il ne s’agit pas d’une simple extension mais bien d’un projet qui se veut bénéfique pour l’Argentine et les pays voisins.
«Nous organiserons des universités d’été à destination des jeunes scientifiques de la région», projette son futur directeur, le biologiste Eduardo Artz. «A défaut de stopper la fuite des cerveaux, il faut instaurer un codéveloppement», analyse M. Lema.
Un changement de perspective qui devient possible car les pays émergents sont de plus en plus attrayants. C’est le cas du Maroc, par exemple, où les étudiants et les cadres expatriés sont à l’affût d’occasions et de liens avec leur pays d’origine. «Les réseaux de professionnels qualifiés marocains sont plus visibles aux Etats-Unis qu’en France, où cette communauté est noyée dans la grande immigration marocaine», explique Sabrina Marchandise, doctorante en géographie à l’université de Montpellier-III (Hérault).
Sur son site, l’association Biomatec, qui réunit la communauté scientifique nord-américaine des sciences de la vie, affiche sa volonté de resserrer les liens entre scientifiques marocains de l’Atlantique et ceux restés sur les rives de la Méditerranée. Même objectif pour Marocentrepreneurs, qui se revendique «le plus grand réseau de cadres supérieurs et d’étudiants en Europe», avec 10 000 membres.
Sans avoir fait le deuil du retour de tous ces cerveaux expatriés, les pays d’origine cherchent à profiter de cette manne, où qu’elle se trouve. C’est le sens du Forum international des compétences marocaines à l’étranger (Fincome, transcription phonétique d’«où êtes-vous ?» en arabe), lancé par le gouvernement marocain, mais aussi du département «chargé des relations avec les Roumains de partout» du ministère des affaires étrangères de Roumanie, ou encore du Réseau des conseils consultatifs des Uruguayens, créé par Montevideo et dont il existe une cinquantaine de modules dans le monde.
Brigitte Perucca
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